Si la musique indé des dernières années n’a accouché que de peu de « grands noms », Bon Iver restera l’un d’entre eux. Leurs deux précédents albums font déjà office de classiques : le premier, For Emma, Forever Ago, album introspectif à fleur de peau composé durant la dépression de Justin Vernon dans sa cabane du fin fond du Wisconsin, et fut une merveilleuse catharsis, avec notamment les titres « Flume » et « re : stacks », mais surtout le tube Skinny Love, plus connue du commun des mortels pour sa reprise de Birdy. La principale caractéristique de cet album était son côté épuré, intimiste, et sans fioritures, avec pour arme unique une guitare acoustique.
En 2012 sort « Bon Iver », album toujours folk, mais dans un registre plus « ouvert », plus expansif, plus riche et chaleureux, ode au voyage, avec déjà quelques expérimentations comme sur Minnesota, WI, et l’utilisation de sons électriques et saturés, ou sur « Towers », chanson plus calibrée country. Si les évolutions sont déjà palpables entre les deux premiers albums, ces derniers demeurent des albums de folk. C’est donc très logiquement que nous étions très enthousiastes à l’idée de savoir où nous allions être emmenés cette fois-ci.
Autant le dire tout de suite, à la première écoute, Gary et moi-même sommes restés perplexes, puisque la production dénote avec l’image que l’on se fait du groupe de Justin Vernon, même si on ne pouvait évidemment pas s’attendre à quelque chose de minimaliste tel que le fut le premier album. Pour autant, on ne pouvait pas s’attendre à un album aussi différent de la représentation, et la première impression est celle d’une totale surprise.
L’album commence par « 22 (OVER S∞∞N) », qui fut également le premier single, qu’on avait pu découvrir il y a un mois. Et premièrement, quel bonheur d’entendre à nouveau la voix de fausset de Justin ! Sur une boucle de sa propre voix au vocoder, il signe les retrouvailles avec le grand public, accompagné d’un synthé simple mais efficace, cette chanson est surprenante, mais reste dans l’esprit qu’on lui connaissait, à savoir l’expression musicale d’un esprit torturé et très complexe.
En revanche, c’est peut-être « 10 d E A T h b R E a s T ⚄ ⚄ », et surtout « 715 – CRΣΣKS » , les deux pistes suivantes, qui nous emmènent dans une facette totalement différente et nouvelle du groupe. « 10 d E A T h b R E a s T ⚄ ⚄ », son totalement barré et saturé, bourré d’électronique, et totalement expérimental, alors que « 715 – CRΣΣKS » est au contraire (et c’est la première fois que j’entends ça), une chanson a cappella faite au vocoder (bien que ce ne soit pas tout à fait du vocoder à proprement parler, mais un outil appelé « Messina »), dont le titre et les symboles peuvent évoquer la récente retraite grecque de Justin. Même si on ne peut saisir exactement le message ou le sens de cette curieuse symphonie, elle possède un côté très mystérieux et hypnotisant.

Down along the creeks, I remember something.
Si ce sont les chansons les plus novatrices, et de loin, ce sont peut-être les stigmates des liens très forts unissant Justin Vernon à Kanye West ; en effet, même si on sentait depuis longtemps son désir d’évolution, il paraît difficile d’imaginer qu’il n’y ait pas eu un rapport d’influence, bien qu’il soit également difficile de le proportionner (et bien qu’on sache depuis longtemps que l’influence entre les deux est mutuelle). De même, si Bon Iver pouvait à certains égards rentrer dans une case « pop » tout en restant folk, ces sons tiennent carrément de la pop expérimentale, sans rien de folk, et c’est à cet égard qu’on peut comparer cette rupture avec celle que fut « Kid A » pour Radiohead, qui conservait à la fois des pistes « traditionnelles (How To Disappear Completely, Optimistic), et d’autres totalement nouvelles (Kid A, Idioteque). L’utilisation d’une voix « trafiquée » semble être ici un moyen supplémentaire d’exprimer des sentiments, et la duplicité qui caractérise le personnage.
Ensuite vient « »33, GOD »« , chanson assez mystérieuse et très intéressante qui vient confirmer le changement de style d’une manière différente, puisqu’on note ici une succession de samples accélérés de styles très différents
La suite de l’album comprend des chansons plus calmes, correspondant plus à ce qu’on connaissait déjà du groupe, des ballades comme « 29 #Strafford APTS« , « 666 ʇ » (qui possède un potentiel tube certain avec ses notes de guitare caractéristiques au début) , la chanson la plus caractéristique étant « 8 (Circle) », se rapprochant beaucoup de ce qui avait été fait auparavant. Enfin, « 00000 Million » clôt l’album de manière superbe, et traite de l’acceptation de sa personnalité si complexe (« If it’s harmed, it’s harmed me, it’ll harm, I let it in »).
Oui, Bon Iver a évolué, et il ne faut pas s’en offusquer, puisque la musique n’est pas destinée à correspondre à un mythe, ici en l’occurrence celui du folkeux perdu dans sa cambrousse ; c’est au contraire l’évolution au niveau personnel qui conditionne l’évolution musicale, Bon Iver ne sera ni le premier ni le dernier groupe à évoluer, et il nous faut simplement l’accepter ; il est en outre évident que ni les symboles des titres, ni le fait d’utiliser de nouveaux instruments ne sont un hasard, et correspondent à des moyens nouveaux pour communiquer un message. Peu importe le support, cela peut également nous amener vers une réflexion sur la musique et l’art en général, et plus exactement sur la manière employée par un artiste pour transmettre des émotions, qui parait au final bien secondaire.
Cet album, pour être compris, doit être écouté à plusieurs reprises (ce qui explique en partie un article si « tardif » par rapport à la sortie de l’album) et malgré de nombreuses écoutes, on sent qu’il y a encore des choses qui nous échappent. Mais cet album fait, à notre sens, clairement rentrer le groupe dans une dimension supérieure, dans le sens où il dégage une incroyable beauté troublante, qui réussit à nous toucher malgré son côté (en partie) assez abstrait. Mais, pour essayer de déchiffrer les hiéroglyphes, nous n’avons pas fini de jouer les Champollion et d’écouter en boucle « 22, A Million ».